(Paul Sébillot, "Toutes les joyeuses histoires des pécheurs jaguens", Edition Arbre d'or)

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Il était une fois à Saint-Jacut un meunier qui avait un âne et tous les soirs il l’attachait avec une longue corde auprès de son moulin afin qu’il pût paître tout à son aise. En ce temps-là il y avait aussi à Saint-Jacut des moines qui allaient la nuit dans les champs pour y voler ce qui se trouvait à leur convenance.
Une nuit qu’ils retournaient à l’Abbaye après une abondante cueillette, il virent l’âne qui paissait au pied du moulin, et ils se dirent :
- Il faut prendre cet âne pour porter notre butin et, quand nous n’en aurons plus besoin, nous irons le vendre.
- Bien, dit le supérieur ; mais pour qu’on ne s’en aperçoive pas, tu vas, dit-il à un des moines, te mettre à la place de l’âne, attaché comme lui, et quand le meunier viendra, tu lui diras que tu avais été changé en âne et que ton temps est fini.
A deux heures du matin, le meunier eut besoin de son âne, et il sortit pour le prendre ; mais à sa place il vit au clair de lune un moine.
- Qui est là ? cria-t-il.
- Votre âne, répondit le moine d’un ton de pénitent.
- Par ma fa, mon fû, dit le meunier, mon âne prêche don’ asteure. (1)
- J’étais condamné, dit le moine, à faire pénitence de mes péchés sous la forme d’un âne ; mon temps est fini, et je suis redevenu moine.
- Par ma fa, mon fû, répondit le meunier, tu peux t’en aller ; j’nai pas affaire de ta ; n’est pâ ta qui iras me queri’ des pouchées ni les porter su’ ton dos. (2)
Le moine retourna à son couvent ; quand il fut jour, le meunier dit à sa femme :
- Dis don’, Félie, sais-tu ben, notre âne ! Hé ben ! ’était un moine qu’était à faire pénitence en âne, et quand il la za zeue finie, il a été démorphosé et est redevenu moine.
- Par ma fa, mon p’tit fû, dit la femme, j’étas ben en païne c ’qu’il avait à batt’e si souvent d’la goule : ’est qui disait son bréviaire. (3)
Quand arriva l’été, les moines qui n’avaient plus affaire de l’âne allèrent pour le vendre à la foire de Plouër et, comme
c’est le pays aux ânes, le meunier y vint aussi pour en acheter un. Lorsqu’il vit celui que les moines avaient amené, il dit à sa femme.
- Regarde, Félie, Dieu me danse , mon fû, paraît que l’moine ara cor fait queuque bêtise, le v’la cor tourné en bourrique.
En voyant un de ses voisins, il lui dit :
- Par ma fa, mon fû, n’allez pas acheter une bête de même ; n’est pas qu’o (qu’elle) ne vaut ren ; mais en lieu d’eune âne, dans huit jou’s, v’arez un moine à vot’e porte ; regardez-le : i’ bat cor des lèvres, il est à dire son bréviaire.
Pendant toute la foire, il resta auprès de l’âne, et quand il voyait quelqu’un s’approcher pour le marchander, il lui racontait les mêmes choses, de sorte que personne ne voulut l’acheter, et les moines furent obligés de le ramener à leur couvent.

(1) Par ma foi, mon fils, mon âne prêche donc à cette heure
(2) Par ma foi, mon fils, tu peux t'en aller; je n'ais rien à faire de toi; ce n'est pas toi qui irais chercher des sacs (de farine) ni les porter sur ton dos.
(3) Par ma foi, mon petit fils, j'étais bien en peine de savoir ce qu'il avait à remuer si souvent la gueule : c'est qu'il disait son bréviaire.

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